En coulisse

Tout sauf des éponges : ce designer crée des lampes et des paravents en luffa

Pia Seidel
6/9/2023
Traduction: Elvina Tran

Samer Selbak est designer. Il crée des objets à partir d’un produit naturel tombé dans l’oubli : le luffa. Dans cette interview, il nous raconte à quel point il admirait déjà cette plante dans le jardin de ses grands-parents.

Samer Selbak, qui a grandi à Shefar’am, dans le district nord d’Israël, à l’est de Haïfa, s’intéresse depuis longtemps à ses racines. Mais ce n’est que lorsqu’il a déménagé à Paris pour ses études en design de produits qu’il a commencé à creuser plus profondément. Comme il vivait si loin de son pays, il voulait s’immerger encore plus dans les différentes traditions de sa culture et en apprécier la beauté. Il s’est alors souvenu d’un objet qui existait autrefois dans chaque foyer palestinien : l’éponge en luffa. Fabriquée à partir de la pulpe séchée de la courge luffa, elle convient aussi bien pour le nettoyage que pour les soins corporels.

Aujourd’hui, l’éponge en luffa a été largement remplacée par les éponges industrielles. Pour comprendre pourquoi les gens ont cessé d’utiliser l’éponge naturelle, le jeune homme de 31 ans a lancé le « Luffa Project ». Il a décidé d’explorer les avantages de la fibre naturelle et de l’utiliser pour ses créations. En effet, il ne souhaitait utiliser que des matériaux qui ne génèrent ni déchets, ni problèmes environnementaux.

Qu’est-ce qui t’a poussé à étudier le design de produits ?
Samer Selbak : J’ai grandi en pratiquant de nombreuses disciplines artistiques : la peinture, le dessin, la photographie, la danse et la musique. Je voulais donc faire quelque chose qui soit en constante évolution et qui me permettrait de ressentir cette même diversité dans mon travail. En tant que designer, je peux évoquer en permanence les thèmes qui retiennent mon attention, sans être lié à un seul média.

Cela fait plus d’un an que tu as terminé tes études à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris. Qu’est-ce que tu as fait ensuite ?
Pour moi, il était très important d’essayer de me faire entendre dès le départ. J’avais l’impression que mes propres idées risquaient d’être noyées si je travaillais pour un autre studio de design. C’est pourquoi je me suis immédiatement mis à mon compte.

Samer Selbak s’intéresse au luffa, une plante déjà utilisée depuis des siècles en Orient.
Samer Selbak s’intéresse au luffa, une plante déjà utilisée depuis des siècles en Orient.
« Reef » est un paravent qui est à la fois un objet fonctionnel et un objet sculptural.
« Reef » est un paravent qui est à la fois un objet fonctionnel et un objet sculptural.
Source : Pia Seidel

Tu as commencé à travailler sur le « Luffa Project » pendant tes études. De quoi s’agit-il ?
Le luffa est une plante que je connais depuis l’enfance. Je me souviens très bien qu’elle poussait dans le jardin de mes grands-parents. Ses fruits semblaient venir d’une autre planète. Ils me donnaient l’impression d’être énormes, et pas seulement parce que moi, j’étais petit ! Aujourd’hui encore, ils sont plus gros que les fruits de la plupart des autres arbres. Une fois séchés, ils ont la forme d’une cloche, creuse à l’intérieur et constituée d’un entrelacs de fibres.

Est-ce que c’est cette fascination qui remonte à l’enfance qui t’a poussé à travailler avec le luffa à l’âge adulte ?
Oui, cette plante m’intéresse énormément. Je voulais trouver un moyen de la réinterpréter, elle et ses fibres naturelles. Au début, j’ai pourtant eu du mal à me défaire du concept d’éponge et à imaginer de nouvelles utilisations ou de nouvelles configurations.

Le luffa séché peut non seulement absorber des liquides, mais aussi prendre des couleurs.
Le luffa séché peut non seulement absorber des liquides, mais aussi prendre des couleurs.
Source : Samer Selbak

Comment y es-tu parvenu au final ?
Je me suis détaché de mon ancien point de vue d’enfant. Au lieu de cela, j’ai observé ce matériau naturel comme un créateur et je l’ai étudié comme un scientifique. J’ai compris que je pouvais utiliser le design comme un outil pour faire quelque chose de nouveau avec le luffa, sans pour autant ignorer ses caractéristiques naturelles. Quand j’ai pensé à le teindre, une vieille tradition de ma communauté palestinienne chrétienne m’est venue à l’esprit : la coloration des œufs de Pâques. Nous utilisions généralement des pelures d’oignon ou des fleurs indigènes. J’ai appliqué ce procédé au luffa pour le voir sous un nouveau jour.

J’ai compris que je pouvais utiliser le design comme un outil pour réinventer le luffa.
Samer Selbak

Qu’est-ce que tu as fait ensuite avec le matériau coloré ?
En plus de la couleur, je voulais aussi mettre en valeur la texture particulière. C’est pourquoi j’ai eu l’idée de créer une lampe et un paravent. Dans les deux cas, il est possible de jouer avec la transparence, la couleur ainsi que l’ombre et la lumière.

Tu as aussi choisi d’associer un matériau naturel à l’acier. Quel est l’intérêt par rapport au luffa ?

Ce que j’apprécie dans le métal, c’est qu’il brille, qu’il est robuste et qu’il dure longtemps. Il donne aux objets en luffa le poids nécessaire ainsi qu’une nouvelle esthétique et de la tenue. Il met en valeur la texture douce et proche de la terre.

« Saffeer » est une lampe suspendue en diagonale.
« Saffeer » est une lampe suspendue en diagonale.
Elle est composée de fibres de luffa teintées, soigneusement traitées, lissées et cousues en forme de trapèze.
Elle est composée de fibres de luffa teintées, soigneusement traitées, lissées et cousues en forme de trapèze.
Source : Pia Seidel

Où te fournis-tu aujourd’hui en luffa ? Toujours dans le jardin de tes grands-parents ?
Malheureusement, non. Le premier luffa que j’ai utilisé pour mes créations provenait d’un magasin de ma ville natale. La propriétaire était très surprise et voulait savoir pourquoi j’en avais besoin. Elle aussi avait constaté que l’éponge traditionnelle avait disparu et n’était plus achetée que par l’ancienne génération.

Comment ça se fait ?
Je pense que de nombreuses personnes se sont senties opprimées dans ma culture et se sont tournées vers l’Occident en réaction. Elles ont préféré utiliser une éponge en plastique plutôt que la vieille éponge en luffa d’origine orientale. Aujourd’hui, il semble toutefois qu’un nouveau changement soit en train de se produire. J’observe qu’en Palestine, ma génération n’a plus honte des vieilles traditions. Et même l’Occident se tourne désormais vers l’Orient pour en savoir plus sur notre histoire et y trouver l’inspiration.

Existe-t-il d’autres cultures qui utilisent le luffa ?
Oui, il est très populaire en Égypte où il a été découvert, du moins, son nom complet « Luffa aegyptiaca » y fait référence. En Asie aussi, la plante est utilisée pour fabriquer des éponges. Il est toutefois plus courant de consommer ses fruits tant qu’ils sont encore jeunes. En Chine, on les mange par exemple avec une soupe de nouilles. Leur goût ressemble à celui d’une courge ou d’un concombre.

Pourrais-tu faire pousser le luffa à Paris aussi ?
En principe, oui. Mais je pense que la plante pousserait mieux dans le sud de la France. Il y avait autrefois un agriculteur qui cultivait le luffa près de Bordeaux. Je ne sais pas pourquoi il a arrêté. Peut-être parce que la plante est méconnue par ici. Mais si tu veux essayer à Zurich, il te suffit d’avoir assez d’eau et au moins six mois de soleil et de chaleur. Il ne doit pas nécessairement faire 38°C comme en Palestine.

Quand Samer Selbak était enfant, le luffa était présent dans tous les foyers. Aujourd’hui, la nouvelle génération préfère utiliser des éponges en plastique.
Quand Samer Selbak était enfant, le luffa était présent dans tous les foyers. Aujourd’hui, la nouvelle génération préfère utiliser des éponges en plastique.
Source : Pia Seidel

Quelles sont les propriétés du fruit séché ?
Il peut absorber beaucoup d’eau, c’est donc une éponge parfaite. Lorsqu’il est mouillé, ses fibres sont douces. En revanche, à l’état sec, les fibres sont rigides, rêches et légères. Le plus magique, c’est sa mémoire de forme. Si tu presses l’enveloppe à l’état sec en y appliquant de la chaleur, elle se compacte et garde sa forme. Sauf si tu la mouilles. Elle reprend alors sa forme initiale.

Le luffa en tant que matériau a-t-il aussi des faiblesses ?
S’il est sec, les fibres peuvent se déchirer. Il n’est donc pas possible d’en faire du tissu ou un revêtement de meubles. C’est précisément la beauté du caractère naturel du luffa. Les matériaux industriels comme le plastique sont certes polyvalents et peuvent être utilisés pour presque tout. Mais je trouve ça ennuyeux d’utiliser un matériau unique pour toutes sortes d’objets. Le luffa m’apprend à accepter les limites et à célébrer les opportunités. Jamais auparavant je n’avais réussi à établir une relation aussi intime avec un matériau.

Le luffa m’apprend à accepter les limites et à célébrer les opportunités.
Samer Selbak

Si tu compares le luffa à d’autres matériaux naturels, quels sont ceux qui lui ressemblent ?
Il partage de nombreuses caractéristiques avec le chanvre, le coton ou le rotin, mais sa culture est très différente. Le luffa, par exemple, a besoin de beaucoup moins d’eau, d’entretien et d’espace que le coton pour pousser. C’est une liane qui grimpe en hauteur. Cela facilite la culture sur un espace réduit.

Quel serait l’impact écologique d’un éventuel engouement pour le luffa ?
Tout dépend de l’endroit où il est cultivé. En Égypte, il est généralement cultivé au bord des rivières afin de ne pas avoir à l’irriguer artificiellement. Une fois que les lianes ont séché, les courges sont ramassées à la main. Ensuite, on les met à tremper dans la rivière pour les ramollir, la couche supérieure de la peau peut ainsi être enlevée plus facilement. On travaille donc toujours avec l’eau disponible. En outre, le luffa est transformé à la main. Cela ne demande que de l’énergie physique. Si nous pouvons conserver ce processus et ne pas faire du luffa un matériau industriel, il s’agit d’un matériau très respectueux de l’environnement.

Les fibres végétales du paravent laissent passer à la fois l’air et la lumière. Elles sont durables et biodégradables.
Les fibres végétales du paravent laissent passer à la fois l’air et la lumière. Elles sont durables et biodégradables.
Source : Pia Seidel

Quel est l’avenir du « Luffa Project »?
Je continuerai à fabriquer la lampe ainsi que le paravent pour des particuliers et des galeries, mais j’explore actuellement une nouvelle partie du projet, que j’appelle « céramique en luffa » (« Luffa Ceramics »). Pour cela, j’associe le luffa non pas à de l’acier, mais à de l’argile. Le résultat fait penser à un fossile, car la texture du luffa est encore visible. J’ai presque l’impression de pétrifier une matière qui était souple tout en lui insufflant une nouvelle vie.

Qui sont ces personnes qui sont constamment à la recherche de meilleures solutions en matière de design ? Qui crée une nouvelle chaise ou une nouvelle table alors qu’il en existe déjà des dizaines de milliers ? Dans cette série, je vous présente ces personnes et leurs thèmes de prédilection. Suivez mon profil d’autrice pour avoir une notification lors de la prochaine publication.

Photo d’en-tête : Pia Seidel

Cet article plaît à 16 personne(s)


User Avatar
User Avatar

Comme une pom-pom girl, je soutiens le bon design et vous fais découvrir tout ce qui a trait aux meubles et à l’aménagement intérieur. Régulièrement, je vous présente des astuces d’intérieur simples mais raffinées, je parle des tendances et j’interviewe des esprits créatifs sur leur travail. 


Intérieur
Suivez les thèmes et restez informé dans les domaines qui vous intéressent.

Éclairage
Suivez les thèmes et restez informé dans les domaines qui vous intéressent.

Durabilité
Suivez les thèmes et restez informé dans les domaines qui vous intéressent.

Ces articles pourraient aussi vous intéresser

  • En coulisse

    L’hygiène dentaire en toute simplicité : le Tetrapot maintient la brosse à dents électrique à l’envers

    par Pia Seidel

  • En coulisse

    Maana Studios secoue le marché avec un type de tapis ancestral

    par Pia Seidel

  • En coulisse

    Nous devons encore parler, Thermomix

    par Luca Fontana

Commentaire(s)

Avatar