En coulisse

La «Théorie de la classe de loisir» expliquait dès 1899 les comportements de consommation irrationnels

David Lee
30/7/2019

Même si j’aime me convaincre du contraire, il est très rare que mes achats soient uniquement motivés par leur utilité pratique. Thorstein Veblen a analysé dès 1899 les motivations des consommateurs dans sa «Théorie de la classe de loisir». Difficile de dire si le caractère satirique de l’œuvre est intentionnel ou non, quoi qu’il en soit, il vaut la peine d’être lu encore aujourd’hui.

Pourquoi achetons-nous en permanence des choses dont nous n’avons pas besoin? C’est la question que s’est posée notre collègue Kevin Hofer il y a quelque temps.

Veblen était économiste, mais aujourd’hui on associerait plutôt son travail à la sociologie, voire on lui dénierait toute qualité scientifique. En effet, il ne s’appuie sur aucune preuve: chiffres, statistiques ou études. Sa théorie est une pure construction de son esprit, à l’instar des idées de Freud, Marx (économiste lui aussi) ou Darwin. Certains passages se lisent comme une satire sociale.

We buy things we don’t need with money we don’t have to impress people we don’t like. (Nous achetons des choses dont nous n’avons pas besoin avec de l’argent que nous n’avons pas pour impressionner des gens que nous n’aimons pas.)

Cependant, Veblen développe à partir de ce postulat une théorie détaillée qui lui permet d’expliquer les aspects les plus variés du comportement humain. En plus de la consommation, il aborde la position de la femme dans la société, les diktats de la mode, les canons de beauté, la glorification de la guerre, de la chasse et de la violence, les rituels religieux ou bien encore pourquoi les citadins sont plus à la mode que les habitants des campagnes.

L’oisiveté démonstrative

D’après Veblen, il existe dans toutes les sociétés humaines – hormis les peuples primitifs – une classe privilégiée avide d’afficher sa supériorité. Ce qui change avec le temps, ce sont les méthodes utilisées pour démontrer ce pouvoir.

Avant la révolution industrielle, le nombre de produits est très limité, comparé à aujourd’hui. Même les privilégiés ne possèdent donc que peu de choses. Leur privilège réside surtout dans le fait d’avoir des domestiques. Autrement dit, ils n’ont pas à travailler.

Veblen appelle cela «l’oisiveté ostentatoire».

Le niveau supérieur: des domestiques qui ne font rien

Les privilégiés essaient naturellement de surenchérir les uns contre les autres. L’oisiveté ostentatoire finit par prendre des formes absurdes. Ceux qui peuvent se le permettre engagent alors plus de domestiques que ce dont ils ont besoin pour se décharger de leur travail. Cela aussi est un signe extérieur de richesse. Il existe ainsi parmi les domestiques des personnes qui n’exécutent aucun travail productif, ceux-ci dominent la hiérarchie des domestiques.

Le capitalisme: des biens à la place du personnel

Bien entendu, rares sont les signes extérieurs de richesse complètement inutiles, mais ils sont étonnamment nombreux à comporter des composants irrationnels. Veblen observe par exemple la préférence des riches pour les produits fabriqués à la main, dont la qualité n’est pas meilleure que ceux fabriqués industriellement, mais qui sont simplement plus chers. Selon sa théorie, ces produits sont surtout achetés parce que tout le monde ne peut pas se les offrir.

Le bon goût

Si la prodigalité marque l’appartenance à une classe privilégiée, il est important qu’elle réponde aux normes sociales. Il ne s’agit donc pas de jeter l’argent par les fenêtres, mais de le faire de la manière la plus en vogue. Veblen consacre donc un chapitre complet à l’esthétique et aux questions de goût.

Les objets faits à la main sont souvent beaux, mais ce n’est pas la vraie raison pour laquelle ils sont prisés. Ils sont recherchés parce qu’ils sont chers, à cause de «notre préférence pour les objets chers que nous affublons du masque de la beauté».

La consommation de biens inutilement chers qui correspondent au bon goût ne concerne pas uniquement les objets dont on fait étalage, mais aussi des choses comme les sous-vêtements ou les articles ménagers. En effet, les gens suivent ce modèle inconsciemment et se plient à un mode de pensée et de comportement général qui affecte tous les domaines.

Consommation ostentatoire dans toutes les classes de la société

Cette dernière est moins présente à la campagne qu’à la ville, car les gens se connaissent bien au point de connaître la situation financière de leurs voisins. Dans ce cas, il est difficile et inutile de faire semblant d’être riche. À la ville, la situation est différente. Les apparences signalent immédiatement à quelle classe on appartient.

La position de la femme

Par conséquent, «il y a lieu de croire qu’à l’origine, la propriété s’exerçait sur les personnes, et notamment les femmes. Les raisons probables sont les suivantes: 1. le penchant pour l’autoritarisme et l’exercice de la coercition, 2. la valeur des femmes comme témoins vivants de la bravoure des hommes et 3. l’intérêt de leur travail.»

En une phrase, Veblen résume les motivations du machisme classique. Je trouve ce raisonnement remarquable étant donné que l’auteur vivait à une époque extrêmement patriarcale. Cela montre l’indépendance de sa pensée.

Un livre singulier, mais stimulant

Le livre de cet excentrique personnage est loin d’être au-dessus de tout soupçon. Il se fonde avant tout sur des allégations. L’auteur sélectionne les exemples et les aspects qui soutiennent sa théorie en ignorant ou en relativisant le reste. Néanmoins, son idée est convaincante dans les grandes lignes et chacun trouvera des exemples actuels pour l’étayer.

Veblen s’en prend à tous les milieux influents en même temps: les riches, les nobles qui ne travaillent pas, la classe politique, l’Église, mais aussi les érudits, dont il fait lui même partie. En effet, il ne se prive pas de tourner en dérision le milieu universitaire. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait fini sa vie complètement isolé et démuni.

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Mon intéret pour l'informatique et l'écriture m'a mené relativement tôt (2000) au journalisme technique. Comment utiliser la technologie sans se faire soi-même utiliser m'intéresse. Dans mon temps libre, j'aime faire de la musique où je compense mon talent moyen avec une passion immense. 


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